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GIS Gestes

Ce que les machines ne disent pas

Ce que les machines ne disent pas Ce que les machines ne disent pas Ce que les machines ne disent pas Ce que les machines ne disent pas Ce que les machines ne disent pas

Le regard d'Olivier Crasset sur "Ce que les machines ne disent pas"

Les élèves de terminale CAP Installateurs thermiques (TMIT) et de seconde CAP Constructeurs de route (CR) du lycée Lavoisier de Porcheville proposent un format original de photos/poèmes.

Il faut avoir bien de l’imagination pour faire sentir où est la poésie dans une machine, voir deux tuyaux comme des frères au destin parallèle (Tom), percevoir la transformation de l’énergie (Papa), entendre le soupir du manodétendeur (Ruben) et la coexistence de forces antagonistes (Bala). Tant de secrets que les machines gardent en elles et ne révèlent qu’à ceux qui savent les écouter.

 

Mais si les machines ne nous disent pas tout, elles nous parlent pourtant avec leur mode d’emploi, leurs consignes, leurs panneaux d’avertissement. Elles nous disent quoi faire et ne pas faire, nous avertissent de leurs limites et des nôtres.

En retour, nous réglons leur vitesse, leur flamme, leur couple. Nous les nourrissons en énergie et en matériaux. Nous les soignons, les entretenons, les dépannons.

Existerait-il une sorte d’intimité entre nous ?

Etienne Lantier, personnage du roman La Bête Humaine, est conducteur d’une locomotive baptisée Lison à qui l’auteur Emile Zola donne un caractère presque humain :

« C’était une de ces machines d’express […] d’une élégance fine et géante avec ses grandes roues légères réunies par des bras d’acier, son poitrail large, ses reins allongés et puissants ».

Quant à Charlie Chaplin, victime des Temps Modernes, il est entièrement au service d’une machine qui le dévore littéralement et le transforme en automate déshumanisé.

Alors, qui dit à l’autre quoi faire ? La machine qui s’interpose entre nous et un outil qu’elle tient désormais au bout de son propre bras ou bien l’opérateur qui tient les commandes ?

Références :

Romans :
Emile Zola, La Bête humaine, Paris, 1890.

Films :
La Bête humaine, réalisation Jean Renoir, 1938, https://ok.ru/video/208776596054
Les Temps Modernes, réalisation Charlie Chaplin, 1936, https://www.dailymotion.com/video/x7z9niw

Olivier Crasset est docteur en sociologie, ingénieur de recherche au sein du laboratoire LABERS à l'Université de Bretagne Occidentale

Ce que les machines ne vous disent pas,
les terminales monteur installateur thermique vous le racontent

La grande qualité de Ce que les machines ne vous disent pas, recueil de photos-poèmes conçu par quatre élèves de terminale « monteur installateur thermique » du lycée Lavoisier de Porcheville, tient à la trouvaille d’une association insolite entre des objets professionnels et des textes poétiques qui leur donnent vie. Petit parcours de lecture.

La découverte de la première photographie, « Les tuyaux frères jumeaux », nous présente un entrelacs de fins tuyaux dont la plupart sont d’abord bleus, ou rouges, et se continuent couleur cuivre. Suspendus à l’horizontale, ils pivotent à angle droit et poursuivent leur course sur le mur de béton. La machine dont ils sont issus est hors du cadre de l’image, de même que leur point d’aboutissement. Ce sont des lignes qui se croisent et s’accompagnent, dans une lumière crue de hangar. Le texte nous parle alors de deux frères, l’un dans l’ombre, l’autre dans la lumière, et de leur travail ensemble jusqu’à ce que des « bourreaux barreaux » interrompent leur chemin. Les tuyaux constituent des objets de circulation, de flux, de liaison, de communication. La chute du poème, refermé des barreaux, invite à penser que les tuyaux, toujours frères jumeaux mais jamais clones, auraient beaucoup à dire s’ils n’étaient mis à l’écrou.

La deuxième photographie, associée au poème « Soleil maître de l’énergie », est de couleur sombre, qui ressemble à une trame d’impression dont on verrait la multitude de points. Le reflet du flash en plein centre de l’image est comme un petit soleil éclos sur le fond rayé de bleu. Ces traits verticaux feraient-ils le lien avec les barreaux du premier poème ? Mais écoutons plutôt ce que le panneau solaire, car c’est lui qui prend la parole, étalant son « Moi » dès l’ouverture, pour s’adresser au soleil. Entre hommage et prière, cette louange au soleil met à nu la « personne galante » de l’objet thermique : tout soudain, le centre d’attention se déplace, les humains ne sont plus maîtres, l’astre luit pour le panneau seul.

La troisième photographie s’intitule, avec le poème qui l’accompagne, « Le Lorrain ». Une nouvelle fois, l’image s’apprécie avant, puis avec le texte. Le nom de l’appareil, « Le Lorrain », complété par « Matériel de soudage », invite à la personnification. Pour un peu, on verrait se dessiner un visage de clown bleu. Un œil rond pour l’acétylène, un autre pour l’oxygène. Les robinets cannelés juste en-dessous feraient office de pommettes, et l’étiquette de l’appareil en bas du visage pourrait bien être une bouche. Mais le poème qui suit dément cette interprétation : « Le Lorrain est un robot méchant ». L’outil est devenu tortionnaire, il blesse et brûle jusqu’à ce qu’« on le remplace » et le « jette à la casse ». La crainte du Lorrain est si forte que son nom véritable, manodétendeur, n’est pas ouvertement prononcé, et ne se découvre qu’en reliant les lettres marquées par une typographie distincte, tel un message crypté.

Le quatrième et dernier poème fait écho au premier, par son titre, « Les deux frères ». L’image verticale est en vis-à-vis du texte sur la page, et montre deux pieds, un pour chacun des individus qui se font face, hors champ. Au centre, la photo est balafrée par l’ouverture d’un tuyau en gros plan, un peu flou, d’où s’échappe un jet d’eau. Le poème se présente comme un conte étiologique, avec pour situation initiale la coprésence de la flamme et de l’eau, en harmonie, avant que l’un et l’autre ne deviennent ennemis. En quelques phrases, un drame se noue, jusqu’à « la fin du duo ».

Ce jeu entre texte et image, entre objet inanimé et personnification, invente une vie invisible aux tuyaux, mais il décrit aussi concrètement le travail à travers une sélection d’outils professionnels en gros plan. Les photos montrent des tuyaux, des machines, des appareils dont l’usage et le fonctionnement ne sont connus que des professionnel·le·s. L’image éminemment référentielle met étonnamment en valeur ce qui ne se voit pas, une fois le travail effectué, car les tuyaux sont souvent cachés, les panneaux solaires inaccessibles. Les poèmes parlent de la dangerosité du travail, avec des machines qui brûlent, et de sa technicité, avec la recherche permanente d’un équilibre entre deux polarités opposées. Chaque nouvelle lecture de ce recueil nous fait voir, deviner ou inventer quelque chose de neuf, et c’est sans doute le signe le plus éclatant d’un très beau travail.

Blandine Charrier - Coordinatrice du Gis GESTES