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GIS Gestes

Le coup de feu

Première professionnelle métiers de la sécurité

Lycée professionnel Nadar - DRAVEIL

Classe de première professionnelle Métiers de la sécurité
Lycée professionnel Nadar - Draveil

LE REGARD DE JÉRÔME PÉLISSE SUR « LE COUP DE FEU »

Œuvre vidéo de moins d’une minute, sous forme d’un dessin animé présentant des personnages simplifiés mis en situation professionnelle, « le coup de feu » proposé par deux élèves (Jérémy Rio et Héléna Blais) de première professionnelle des métiers de la sécurité du lycée Nadar de Draveil décrit en quelques plans une situation professionnelle propre aux métiers de la sécurité. Celle d’abord de l’emploi de la force physique – et ici armée – dans l’espace public, avec ces conséquences : mort, blessure et au minimum risques importants en la matière qu’a impliqué l’emploi d’une arme. « Le coup de feu » ne nous dit rien de la situation qui a conduit un policier à utiliser son arme. La vidéo commence d’ailleurs seulement par un son (ce coup de feu), avant même que l’image apparaisse. L’histoire et les dessins ne débutent qu’avec ce que qu’il provoque, chez sa chef (une justification : « tu as fait ton boulot ») et surtout chez celui qui l’a tiré : un problème psychologique. A priori en effet, il ne s’agit pas d’une bavure policière puisque « le boulot a été fait » - assertion qui en réalité ne suffit pas au vu des controverses qui entourent le refus du constat de possibles violences policières par les acteurs les plus puissants (syndicats de policiers, Ministère), face à des critiques de manifestants parfois exprimées de manière guère plus pertinentes (« tout le monde déteste la police »). Il reste que l’emploi d’armes potentiellement létales, qui constitue sinon le quotidien, du moins une situation toujours possible chez les professionnel.les de l’ordre public qui en porte, provoque des doutes, des remises en question, un « stress » qui fait partie du métier, ce qui ne veut pas dire qu’il doit en être naturalisé.

L’histoire élaborée par les deux élèves de première en atteste puisqu’il et elle décrivent non seulement comment ce stress et ces doutes se manifestent chez le tireur du coup de feu (déprimé et préoccupé, il n'est plus présent et ne finit plus jamais son travail à temps, souligne sa chef), mais aussi la prise en charge de ce mal-être, via un envoi vers un ou plutôt une psychologue. La réponse du policier est conforme à ce que renseignent les enquêtes sociologiques : une réserve, le policier indiquant qu’il ira « une fois mais si cela ne fonctionne pas, j’arrête ». La vidéo se termine par la visite du policier chez la psychologue, et sa conclusion manifestement satisfaisante.

Cette histoire incarne littéralement un article de sociologie publié par Marc Loriol, Valérie Boussard et Sandrine Caroly en 2006 à propos de la résistance à la psychologisation des difficultés au travail, qui s’appuie justement sur une enquête auprès des policiers de la voie publique. L’article et la vidéo soulignent que la légitimité du recours psychologique est fragile et accepté (et ici plutôt imposé par la chef mais accepté bon gré mal gré par le policier) que dans le cas les plus graves (usage létal de son arme, ce qui est exactement le cas ici). L’article permet de comprendre le silence du policier (c’est sa chef qui met des mots sur son mal-être et lui impose de le traiter), tant « on ne parle pas de son stress dans la police ». Les citer un peu plus longuement montre combien, en une vidéo de moins d’une minute, s’incarne ces analyses sociologiques :

« L’aide psychologique apportée par l’institution (stage de formation à la gestion du stress, soutien psychologique individuel ou en groupe en cas d’événement difficile) est très axée sur les représentations, les émotions, les fragilités individuelles. Cela confirme, aux yeux des policiers, l’idée que ces actions sont réservées à ceux qui ont des problèmes personnels et explique la réticence à y recourir. Seuls les cas les plus graves relèveraient, selon les policiers rencontrés, de ce type de soutien psychologique. Mais les cas les plus graves sont aussi les cas qui démontrent la « défaillance » policière, l’incapacité à passer les épreuves du terrain, tant pour l’individu que pour le groupe et la hiérarchie. Or l’épreuve, au sens du passage réussi par des situations singulièrement difficiles (premier cadavre, violence du délinquant, etc.), est le moment ritualisé qui permet de juger de la légitimité de l’appartenance au monde policier (…). Finalement, le stress et sa gestion psychologique ne paraissent devoir être officiellement reconnus par le groupe professionnel que dans les cas les plus extrêmes (quand il y a confrontation à la mort et défaut du collectif) ou renvoient à des personnalités trop fragiles qui n’ont rien à faire dans la police (ou du moins sur la voie publique). Le soutien psychologique est donc vu comme une réparation après coup plutôt que comme une ressource. La prise en charge de ces cas rares peut donc se faire sur un registre très psychologisant qui vient confirmer en retour la méfiance de la plupart des policiers face à cette forme de prise en charge du stress vécue comme stigmatisante : il s’agit de ne pas être confondu avec ces cas extrêmes ».

Il est alors intéressant de voir l’œuvre de Jérémy Rio et Héléna Blais se conclure par une réussite de l’action de la psychologue : ce qui est mis en avant, c’est moins du coup, le cas extrême, désajusté ou déviant du policier incapable de faire face à son métier, ou combien dans la police, « c’est aux collègues et à l’encadrement qu’est dévolu ce rôle » de soutien en cas de coup dur, mais bien la légitimité du recours à une professionnelle. Signe d’une évolution des représentations et des pratiques, au moins dans l’enseignement dispensé aux élèves futurs agents de sécurité ? On peut y voir un recul inquiétant du rôle des collectifs policiers, autant qu’une avancée dans la reconnaissance des risques du métier et sa prise en charge institutionnelle à partir de savoirs et de professionnels (en particulier féminin – le chef est une femme, tout comme la psychologue) qui ont gagné en légitimité dans cet univers professionnel.

Référence :
Loriol, Marc, Valérie Boussard, et Sandrine Caroly. « La résistance à la psychologisation des difficultés au travail. Le cas des policiers de voie publique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 165, no. 5, 2006, pp. 106-113.
https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=ARSS_165_0106

Jérôme Pélisse est professeur de sociologie à Sciences Po Paris (laboratoire CSO).