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GIS Gestes

Le bruit de la peinture

Le bruit de la peinture

par la classe de 1 AFB Du lycée Le Corbusier

HIER

A cinq dans le tube Citroën

Coiffé de l’échelle parisienne

A cinq dans le tube Citroën

C’est le début de la semaine

Le sifflement des collègues résonne comme chauves-souris dans une grotte

C’est le sifflement des italiens

La peinture est polyglotte

PUIS

Le riflard grommelle, grinche, gronde pour se débarrasser de la peste.

La brosse murmure au mur comme on murmure au monde.

La lame à enduire caresse le mur comme on caresse une femme

L'enduit est comme un pansement qui panse les fissures de l'âme.

On ponce les murs sans savoir s’arrêter                             

Si bien qu’à la fin ils semblent vous pousser 

                                               

Ces murs vous connaissent par cœur

La Lassitude pourrait s’immiscer c’est un squatteur

Mais, je ponce, je pense donc je suis

Je ponce donc je suis

 

Le plâtrier utilise son bouclier

Il est le chevalier du chantier

Il est tellement habitué au combat

Qu'il est le héros du tournoi

 

La gélatine règne avant l'acrylique

Même si cette première

Coûtant un tant soit peu plus cher

N'étant pas vinylique, sa qualité reste mythique

Même si son nom peut nous tromper

Cette peinture n'est pas du tout à consommer

Pour éviter les douleurs gastriques

J’escalade l’échelle parisienne

Pour repeindre ces vieilles persiennes

Aux peintures du temps d’Haussmann

Au couleur des robes de Peau d’Ane

AUJOURD’HUI

5 heures du matin levé, le soleil n’est même pas debout

7h15 j’attends sur le quai le regard usé. Papier de verre.

Sur le chantier c’est pas toujours l’entrain

L’ambiance est à refaire

Ca parle roumain

J’ai même voulu appeler Molière

Je mets mes écouteurs

Mais je crois que je suis un des leurs

 

Le riflard rouspète grogne comme un gilet jaune

Le riflard d’un coup devient aphone quand

La ponceuse rugit sur le plâtre usé

 

tuuuut pfffpfff beaucoup de ponçage pour se faire en roumer

 

Les visses pénètrent   le sol comme un soldat creuse sa tranchée

Les plaques de doublages atterrissent. Largage.

On SPIT au sol sans jamais savoir quand ça se finira.

Les cloisons se dressent silencieusement comme un ninja,

 Dans l'ombre,

La colle s'écrase sur le mur, bombe nucléaire...

C'est la guerre !

 

Le maroufleur patrouille sur la toile de verre

Le maroufler traque, purge, pourchasse

Il déporte la bulle d’air

Vers une autre invisible imaginaire surface

 

La peinture abdique du rouleau

Comme un mari qui quitte sa femme

La peinture s'enfuie du rouleau

Tel un voleur infâme

Le pistolet crache sur le mur

Cette étonnante peinture

À l'application spécifique.

La brosse lisse passe et repasse

La brosse glisse pour un rechampi

De première classe

 

Demain

Le robot projette, applique, grince, ronronne, il griffe.

Le peintre est son maitre…

Terminator.

On ne ponce plus. On ne finit plus en poussière.

 

Je ne ponce plus, je ne suis plus, je ne pense plus.

 

Ça sent le bonbon, la lavande.

 

Demain le mur s’éclaire,

 

Le mur renvoie la lumière.

 

Les matériaux sont inépuisables,

 

La peinture est renouvelable….

 

A moins que le riflard ne se rebiffe

Un poème écrit, mis en voix et en son par la classe de 1 AFB.

Le montage et le mixage ont été réalisé par Alexandre Derbecque élève de la classe de 1 AFB.

Élèves de Première Aménagement et finition du bâtiment LPO Le Corbusier à Cormeilles-en-Parisis : Raphaël  Abrantès, Alexandre Derbecque, Elyès Drici, Sorry Diarra, Antoine Jolly, Nicola Josse, Jean Hendrick Quérol, Noé Rousseau, Gabriel Tembo.

Équipe pédagogique : Philippe Dusanier PLP Aménagement et finition du bâtiment, Antoine Gué PLP lettres histoire et Mathilde Lamouroux

LE REGARD D'AURÉLIE JEANTET SUR "LE BRUIT DE LA PEINTURE"

 « Je ponce donc je suis »

Réconciliant faire et penser, les jeunes de la classe 1ère AFB [1] du Lycée Le Corbusier nous offrent une très belle plongée dans le monde professionnel de la construction. Leur texte poétique, à la fois écrit et dit, devenant alors slam, nous faire entendre l’écho de l’usine et du chantier. Beaucoup de bruit, et pas pour rien.

On sent, on ressent, les outils, les sons et les machines, les ambiances et les odeurs, les émotions et sensations, les matières et les gestes. Nombreux sont les verbes d’action, et ils rendent compte d’une dynamique, d’un effort continu, de gestes parfois répétés, au risque de la lassitude, d’autres fois crescendo, à la manière d’un combat, ou encore sensuels, comme dans un rapport amoureux ou dans les relations de care (les métiers du soin et ceux de la réparation, nous expliquait déjà Hughes, sont cousins).

Témoignant d’une grande richesse de vocabulaire, les gestes sont pluriels, les noms d’outils à la fois très techniques et très imagés, les mots résonnent, chantent, crissent.

Il y a la magie de la réalisation, la construction qu’on voit progresser, comme dans un jeu vidéo, l’incrédulité face à l’effet du geste, l’étonnement de se réaliser en même temps qu’on réalise sa tâche : je pense, je suis. Nous sommes ici au cœur du travail, qui n’est jamais que simple exécution. C’est même parfois un combat, une guerre, avec la matière, l’outil, la machine. Car on ne travaille pas sur de l’inerte, sur du même, lisse, homogène, uniforme, qui se plierait, passivement et docilement, à notre volonté. Comme dans L’établi de Robert Linhart, la matière, comme la vie, se rebiffe et résiste (Dejours). Je ponce et je panse le mur que j’ai enduit et qui me pousse, et c’est là que je pense. C’est âpre, c’est rude, il y a de la colère et de la révolte, mais on continue. Comme la lecture de ce texte qui ne se lâche pas tant son rythme prend, son verbe surprend et son humour rebondit, introduisant une légère distance salvatrice, une énergie de vie.

On voit et on entend les travailleurs, migrants qui venaient d’Italie puis des pays de l’Est, puis on voit et on entend les jeunes qui souffrent des horaires atypiques et qui vivent une tension entre l’individualisme ambiant et un désir de collectif et d’appartenance. Car le texte a aussi pour ambition de saisir l’évolution du travail ouvrier : il est d’ailleurs structuré en en trois parties, hier, aujourd’hui et demain. Le premier, le monde d’avant, est le plus nourri : on y travaillait ensemble, à plusieurs, mêlant plein de corps de métier, au sein de grandes usines. Le second a gagné en performance mais les gestes semblent rester les mêmes. Le texte s’inscrit alors dans le présent, le quotidien, l’actualité, les références médiatiques et culturelles partagées. Le troisième, le plus court, le plus fulgurant, termine par une vision moderniste où le robot a remplacé l’humain et réconcilie la production avec les impératifs écologiques, pour aboutir à un rêve fou où les murs seraient lumière et tous les matériaux inépuisables car infiniment renouvelables… « à moins que le rifleur ne se rebiffe ! ». Les auteurs ne semblent pas dupes de ces évolutions promises par l’idéologie du progrès qui réconcilieraient l’inconciliable et signeraient la fin du travail…

Bravo à Raphaël Abrantès, Alexandre Derbecque, Elyès Drici, Sorry Diarra, Antoine Jolly, Nicola Josse, Jean Hendrick Quérol, Noé Rousseau et Gabriel Tembo, ainsi qu’à leurs enseignants Philippe Dusanier et Antoine Gué.


Références :

  • Dejours, Christophe, « Le facteur humain », Paris, PUF, 1995.
  • Hughes, Everett, « Le drame social du travail », Actes de la recherche en sciences sociales. vol. 115, décembre 1996 (1976 pour la version originale en anglais), pp. 94-99.
  • Linhart, Robert, « L’établi », Paris, Minuit, 1978.

[1] Aménagement et finition du bâtiment