Passer au contenu principal
GIS Gestes

Les douze travaux des femmes

Introduction :  Les femmes ont toujours travaillé, sans qu’on ait longtemps voulu le voir ni le savoir. Et pourtant, depuis deux siècles, il ne s’agit pas seulement de quelques marginaux « travaux de femmes », mais d’une importante place dans la population active, au bas mot le tiers : 6,2 millions d’actives recensées en 1866, plus de 7 millions en 1911, 6,6 millions en 1954, plus de 7 millions à nouveau en 1968. Le travail est, dès les années 1830-1850, conçu comme un des attributs de la citoyenneté, il remplace la propriété ; or, privées du droit de vote et d’éligibilité, les femmes ne furent pas, mentalement et politiquement, incluses dans cet ensemble. Si les femmes ont toujours travaillé, ce fut dans le cadre d’une large division sexuelle les assignant à certains lieux et l’histoire de cette double réalité reste largement à creuser, tant pour ce qui concerne les divers secteurs d’emploi, que pour les formations qui y mènent et les rémunérations qu’ils permettent. Elles furent en effet longtemps cantonnées dans des métiers bien particuliers, soit exclusivement féminins comme ceux des soins, soit peu qualifiés dans le cadre de l’usine et du bureau.

Au travers d’exemples littéraires, d’iconographies, nous avons choisi de vous parler de la place des femmes dans le monde du travail et des difficultés qu’elles ont pu rencontrer ou qu’elles rencontrent encore aujourd’hui.

Nous suivons ainsi la vie d’une famille à travers le regard de femmes qui communiquent par courrier, de mère à fille. Les élèves se sont appuyés sur divers documents : historiques, littéraires, statistiques, juridiques… Ils ont pu utiliser certains extraits de ces textes pour enrichir leurs lettres. Ces extraits sont indiqués en italique.

 

Écrire le travail, écrire les métiers 2020-2021

Première lettre :

Mamers, le 12 juin 1869

Chère mère,

Ce n’est rien de dire que notre cher pays d’Auge me manque. Et notre famille aussi. Je n’ai peut-être que peu de temps pour y penser, je travaille chaque jour douze heures, comme toutes les tisseuses chez Durand Frères, mais il n’est pas rare que je m’écroule en pleurs le soir, la tête enfouie dans mon oreiller, pour ne pas attirer le regard des autres femmes. Nous partageons une petite chambre à cinq.

Mes mains me font souffrir, les métiers battent 120 coups à la minute et ne sont pas faciles à conduire. Le contre-maître veille au grain et nous menace souvent de nous remplacer par une nouvelle ouvrière, « il en arrive des dizaines chaque jour » nous dit-il, certaines ont douze ans. Mes 30 francs par semaine suffisent à peine à me payer le pain, le morceau de Brie et le café qui font mon quotidien, et bien sûr ma part du loyer de la chambre. Je préférerais passer au fond de la cour, pour les commandes spéciales, et travailler sur une machine Singer, mais ces places sont réservées à celles qui sont bien vues. Je me lève pourtant à l’aube et fait de mon mieux, ce que nous endurons ici n’est tout de même pas humain. Mais il ne faut pas se plaindre d’avoir du travail, hein ?

Dis-moi comment vont mes frères, et vous-mêmes, toi et papa ? La récolte sera-t-elle bonne ? Il me tarde de rentrer, peut-être le dimanche de la Pentecôte, s’il me reste assez. Vois-tu toujours les Dubœuf ? Voulez-vous toujours me marier au Gustave ?

 

                                                              Ta fille qui t’embrasse affectueusement,

                                                                                                                                          Marguerite

Écrire le travail, écrire les métiers 2020-2021

Seconde lettre :

Mantes-la-Jolie, le 8 juin 1903


Ma tendre maman,


Le monde a bien changé, n’est-ce pas ? J’ai pu voir la Tour Eiffel l’autre jour, mes maîtres m’ont emmené sur leur bateau, nous avons remonté la Seine jusqu’à Paris. Quel monument ! Je m’occupais des enfants. Mme Delaval est bien bonne avec moi, mais son mari est un rustre. Il se plaint tous les jours de mon service. Je me doute que tout ça doit te faire sourire, toi qui as passé tant d’années comme tisseuse, toi qui as tant souffert à l’usine. Moi je bénéficie du confort de la maison des Delaval, ils me laissent une petite chambre au grenier, il y fait chaud l’été et froid l’hiver, mais Madame m’a donné en cachette une grosse couverture qui ne lui servait plus, et suffisamment de chandelles. En ville, on envie ma place, les Delaval passent pour d’honnêtes gens. Il n’y a qu’en vivant avec eux tous les jours qu’on se rend compte des saletés qu’ils peuvent cacher. Ils ont beau être riches, avoir des frusques de soie et de velours, se laver les mains dans des machins d’argent… je les connais… ça n’est pas propre. J’aime alors sortir avec les enfants dans le jardin, les emmener à l’école ou à l’église, faire le marché. Ils sont parfois arrogants avec moi, même grossiers, mais c’est comme ça. L’autre jour, une amie est venue m’apporter des poireaux. Monsieur l’a aperçue dans l’entrée. Il m’a dit : « Qu’est-ce que votre amie ? Une femme du peuple ?... Une pauvresse, sans doute… - Une femme de chambre, comme moi, lui ai-je répondu. » Il a fait une grimace. « Je ne m’occupe pas de ces gens-là, a-t-il dit. Ce sont de trop petites âmes… Ce ne sont même pas des âmes. » Pourquoi nous détestent-ils autant ? Enfin ne t’en fais pas, prends soin de toi. Tu vas bientôt fêter tes cinquante-et-un an et j’espère bien pouvoir être de la fête. Je m’arrangerai pour que ma maîtresse embobine Monsieur, je crois qu’elle comprendra. Il paraît qu’une nouvelle voie de chemin de fer reliera bientôt Mantes à notre Normandie, je pourrai alors revenir plus souvent.

Je t'aime tant.

Madeleine.

Troisième lettre :


Clichy, le 22 septembre 1927

Ma bonne maman,


Je t’écris cette lettre pour prendre de tes nouvelles mais aussi pour t’en donner. J’espère que tu vas bien. Moi, je suis folle de joie. J’ai été prise comme danseuse dans un petit numéro pour ouvrir les spectacles du prestigieux Moulin-Rouge ! C’était un rêve ! Je côtoie la célèbre Mistinguett presque tous les soirs ! Les fêtes sont folles, il y a toutes sortes de gens qui viennent nous voir, des artistes, des écrivains, des hommes politiques ! Je partage une petite chambre avec Sylvette, une amie que j’ai rencontrée pendant une soirée dans une grande maison. Toi tu devais vivre chez les riches pour gagner ta vie, moi, ils viennent me voir pour que je gagne la mienne. Bien sûr, c’est très fatigant de préparer ce spectacle, de travailler la nuit, mais qu’est-ce que je m’amuse ! Ah, je peux te dire, les choses changent à Paris. Et ce n’est pas fini ! Mais toi, comment vas-tu ? Il serait temps que tu penses à toi, tu pourrais rencontrer à nouveau quelqu’un, la guerre est loin maintenant. As-tu reçu mon panier de fruits ?

Je t’embrasse tendrement,

Ta Marie

Réponse à la troisième lettre :

Lisieux, le 30 septembre 1927

Ma petite Marie,


Je sens bien au ton de ta lettre que la tête te tourne. Les soirées, le monde de la nuit, tout ça n’est pas très sain pour une jeune fille, tu comprendras que je m’inquiète. Je sais bien que le monde a changé, ta jeunesse doit être bien plus agréable que celle de ta grand-mère Marguerite, mais n’est-ce pas dangereux de fréquenter tous ces hommes qui ne te veulent pas que du bien ? On m’a raconté les dernières danses à la mode, mon dieu, comment osez-vous montrer vos cuisses à tous ces hommes ? Tu dois me prendre pour une vieille idiote, mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir peur. As-tu le temps de manger correctement ? Où loges-tu ? Reviens vite me voir. Ton panier de fruits était délicieux, mais ne fais pas tant de folies pour moi.


Ta maman qui s’inquiète

Écrire le travail, écrire les métiers 2020-2021

Quatrième lettre :

Paris, le 26 juin 1967


Maman,


Je vais bientôt être diplômée, l’année scolaire se termine. Tu te rends compte, je vais être ingénieure ! Je n’en reviens pas. J’ai déjà reçu des offres d’emploi, il est certain que l’ordinateur deviendra un outil indispensable pour les entreprises. Quelle époque… Depuis deux ans, nous autres, les femmes, nous commençons à nous sentir libres : nous n’avons besoin de l’accord d’un mari ou d’un père pour ouvrir un compte à la banque, nous pouvons voter depuis un peu plus de vingt ans, et nous allons pouvoir pratiquer les mêmes métiers que les hommes. Maintenant, les femmes se battent, et c’est aussi grâce à toi, maman. Tu as réussi à te sortir de la misère de laquelle ta mère et ta grand-mère étaient prisonnières. En entrant au Moulin-Rouge, tu as pris des risques et tu as réussi à faire une carrière artistique, travailler dans le cinéma. Tu as élevé tes enfants en les encourageant à faire des études, tu nous as donné confiance en nous, tu as été géniale ! Cette fois ça y est, le monde a vraiment changé pour les femmes. Soyons fières de nous ! Mais ne nous relâchons pas, il nous reste plein de choses à faire, de droits à acquérir. Avant ça, on a pris des places avec des copines pour un concert de Johnny Hallyday, nous ne tenons plus en place !

Je vais bientôt rentrer à la maison, j’espère que nous fêterons ça. Je t’appellerai de toute façon dans quelques jours.

Prends bien soin de toi, je t’embrasse fort.

Ta fille, ingénieure, qui t’aime !

Écrire le travail, écrire les métiers 2020-2021

Conclusion : il est clair que les changements qui affectent le travail et l'emploi des femmes ne touchent pas à leurs seules positions professionnelles. Avec la féminisation du monde du travail, c'est le statut du deuxième sexe dans la société qui se joue. Le fait que les femmes constituent désormais près de la moitié des forces laborieuses de ce pays est une mutation sociale majeure, malgré la persistance d'inégalités coriaces.
 

Élèves de la 3ème Prépa-Métiers du Collège Les Plaisances de Mantes-la-ville

Équipe pédagogique : Mme Fleischmann et M. Enault

LE REGARD D'ARNAUD MIAS SUR "LES DOUZE TRAVAUX DES FEMMES"

L’émancipation des femmes en héritages

1869, 1903, 1927, 1967. Quatre lettres. Quatre filles écrivant à leur mère. Un siècle de transformations du monde du travail. Quatre générations de femmes actives.

Les élèves de la 3ème Prépa-Métiers du collège Les Plaisances ont opté pour un style épistolaire pour dire comment les femmes ont toujours travaillé. Les lettres sont émaillées de photos et d’extraits de documents travaillés en cours.

Les autrices de ces lettres sont à chaque fois de jeunes femmes célibataires, qui racontent leur découverte d’un monde du travail que leur mère ne connaissait pas. Fille de paysans, la première est tisseuse dans l’industrie textile. Sa fille occupe un emploi domestique. Sa petite-fille est danseuse au Moulin-Rouge. Son arrière-petite-fille obtient un diplôme d’ingénieure en informatique.

Quatre figures de la mobilité sociale des femmes, leurs destins professionnels prennent place dans une trajectoire collective, familiale au premier chef, mais qui laisse aussi apparaître l’évolution plus générale de la condition féminine au travail, comme l’introduction et la conclusion le soulignent.

Si ces femmes décrivent leur expérience du travail, leurs lettres disent aussi comment elles reçoivent en héritage la figure de la femme active : « Je me doute que tout ça doit te faire sourire, toi qui as passé tant d’années comme tisseuse, toi qui as tant souffert à l’usine » dit Madeleine à sa mère ; « Toi tu devais vivre chez les riches pour gagner ta vie, moi, ils viennent me voir pour que je gagne la mienne » lui écrit plus tard Marie ; « Tu as réussi à te sortir de la misère de laquelle ta mère et ta grand-mère étaient prisonnières » lui répond sa fille, quarante ans après.

Ces mobilités professionnelles sont aussi des déplacements, marquant un éloignement progressif de la Normandie d’origine : du pays d’Auge à la périphérie d’Alençon, puis Mantes-la-Jolie, Clichy et enfin Paris. Les conditions de logement de ces jeunes femmes actives évoluent aussi. La « petite chambre » est habitée différemment : partagée à cinq près de l’usine, puis au grenier de son employeur, et ensuite partagée avec une amie, on la devine devenue chambre d’étudiante pour la dernière.

La façon d’écrire le travail évolue aussi d’une lettre à l’autre, d’une génération à l’autre. Le travail de la femme paysanne est presque indicible, parce qu’invisibilisé, confondu avec le rôle de la mère et de l’épouse d’agriculteur. C’est ainsi Marguerite qui dit subrepticement le travail de sa mère, restée silencieuse, lui demandant des nouvelles de la récolte, juste après avoir demandé des nouvelles de ses frères et de ses parents. Marguerite est d’ailleurs celle qui en dit le plus sur ses propres conditions de travail : la journée de 12 heures de travail, les mains qui « font souffrir », la répétitivité des gestes, le rythme de travail dicté par la machine, la surveillance constante du contre-maître. Madeleine dit quant à elle la rudesse de la relation à ses « maîtres » et l’âpreté des rapports sociaux de classe : le bourgeois qui « se plaint tous les jours de mon service », les enfants « arrogants avec moi, même grossiers ». Si Marie trouve « très fatigant » de travailler la nuit, sa lettre, et la réponse de sa mère, disent aussi l’excitation de la vie parisienne au temps des « années folles ». La dernière lettre ne dit quant à elle plus rien du travail, ou seulement la facilité d’accès à l’emploi une fois le diplôme obtenu.

Cette dernière lettre a d’ailleurs un statut à part. Le fait qu’on ne connaisse pas le prénom de son autrice signale un positionnement singulier. Si les trois premières lettres s’inscrivent dans un dialogue fille-mère, la quatrième lettre, bien qu’adressée à sa mère, prend un tour résolument collectif, dans un dialogue filles-mères pourrait-on dire. Pionnière dans le monde très masculin des ingénieurs en informatique, son autrice dit à la fois ce qu’elle reçoit de sa mère (« En entrant au Moulin-Rouge, tu as pris des risques et tu as réussi à faire une carrière artistique, travailler dans le cinéma. Tu as élevé tes enfants en les encourageant à faire des études, tu nous as donné confiance en nous ») et ce qu’elle reçoit de toutes les générations de femmes actives : « Cette fois ça y est, le monde a vraiment changé pour les femmes. Soyons fières de nous ! Mais ne nous relâchons pas, il nous reste plein de choses à faire, de droits à acquérir. » C’est l’émancipation des femmes par les études et par l’activité professionnelle qui est ainsi reçu en héritage.

Le féminisme qui s’affirme dans cette dernière lettre rompt avec l’inquiétude de Madeleine pour la vie nocturne et festive de sa fille, et l’attente du mariage imposé à Marguerite (« Vois-tu les Dubœuf ? Voulez-vous toujours me marier au Gustave ? »). Mais il fait aussi retour sur la trajectoire familiale, s’octroyant le droit de donner sens, par l’écriture, à un siècle d’activité professionnelle des femmes.